Baiser forcé de Rubiales : la fédération espagnole de football présente ses excuses pour le comportement de son président suspendu

« Nous devons prendre l’engagement ferme et absolu que de tels événements ne puissent plus jamais se reproduire », a déclaré Pedro Rocha, le président par intérim de la fédération espagnole de football.

           

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"La fin du mythe du “baiser volé” : retour sur l'agression sexuelle commise par Luis Rubiales
Ariane Nicolas publié le 29 août 2023 5 min
En Espagne, la polémique autour de l’agression sexuelle infligée à la footballeuse Jennifer Hermoso par le président de la Fédération royale espagnole de football Luis Rubiales met en lumière la persistance du sexisme dans le monde sportif. Elle révèle aussi la prise de conscience autour de certains types d’agressions sexuelles, autrefois jugées presque bénignes.
Les mains de Luis Rubiales compriment la tête de Jennifer Hermoso, de part et d’autre de ses tempes, l’empêchant de s’échapper. Son regard est insistant, presque halluciné, et le geste qu’il commet sans équivoque : un baiser forcé. « Une agression sexuelle », devrait-on dire plutôt, car au regard du droit français comme espagnol, le « baiser » commis par l’usage de violence, contrainte, menace ou surprise, est une agression sexuelle. Jennifer Hermoso Fuentes l’a répété, elle n’était pas consentante. Depuis, « l’affaire Rubiales » n’en finit plus de rebondir – la mère du président de la Fédération royale espagnole de football vient même d’entamer une grève de la faim pour le soutenir – et donne lieu à une mobilisation sans précédent en Espagne.
Le “baiser forcé”, une expérience féminine partagée
Que le milieu du sport, et singulièrement celui du foot, soit gangréné par le sexisme, n’étonnera personne. Mais ces images filmées en direct, et reprises en boucle sur les réseaux sociaux, ont permis de révéler à grande échelle un vécu universel des femmes : la violence, l’humiliation, la détresse ressentie après un geste sexuel non désiré qui paraît de prime abord « banal ». Banal, car courant – combien de femmes n’ont pas eu à subir ce type d’agression ? Banal aussi, car omniprésent dans la culture – souvenons-nous de cet iconique baiser forcé d’un marin à Times Square après la victoire des Alliés en 1945. Banal enfin, car le baiser renvoie à un imaginaire joyeux, presque enfantin, en tout cas léger : deux lèvres qui se touchent, c’est la promesse d’un commencement… sauf quand l’une des deux personnes impose sa volonté à l’autre. Dans ce cas, il s’agit simplement d’une agression.
Si l’agression de la joueuse de football scandalise, bien au-delà des Pyrénées, c’est sans doute qu’elle fait remonter des souvenirs douloureux chez des millions de femmes, meurtries de n’avoir pas pu ni empêcher un baiser contraint, ni se défendre physiquement, ni encore moins demander réparation devant la justice. Qu’on me permette ici d’en évoquer un personnel. Il y a vingt ans, j’ai fêté la Saint-Sylvestre sur les Champs-Élysées avec une amie. À mesure que nous avancions vers l’Arc de Triomphe, des hommes inconnus s’approchaient de nous et nous embrassaient, avant de poursuivre leur chemin, hilares. Nous étions surprises, un peu choquées, pas spécialement outragées non plus, mais dans cette ambiance festive, nous avons senti que quelque chose clochait. La fraternité ludique était rompue. Pour ne pas gâcher ce moment de joie, nous avons préféré mettre ces incidents sous le tapis et bifurquer vers d’autres agapes. Toutefois, nous y repensons souvent.
La différence entre ce 31 décembre 2003 et aujourd’hui, c’est que j’ignorais alors qu’un « baiser forcé » était une agression sexuelle. Je ne connaissais pas mes droits de femme, personne ne m’avait communiqué clairement la panoplie sexuelle que les hommes n’avaient pas le droit de déployer sans mon consentement. Le mot de consentement, d’ailleurs, ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Les violences sexuelles se résumaient dans mon esprit à des gestes symboliquement plus chargés, comme la caresse sur les seins et les fesses ou la pénétration. J’étais sans doute aussi prise dans cette mystification du « baiser volé », titre d’un film fort romantique de François Truffaut, dont je retenais davantage le terme de « baiser » que de « vol ». Or le vol est bien un délit, et un baiser pris à une personne sans son autorisation constitue aussi un vol, un vol d’intimité.
Quand un savoir transforme une expérience
Il a fallu que j’atteigne la trentaine pour découvrir qu’être embrassée de force n’était pas une simple bizarrerie culturelle, mais un acte que le droit considérait comme répréhensible. La mobilisation des féministes sur les questions intimes et l’écho apporté par #MeToo depuis cinq ans ont permis aux femmes d’en apprendre plus sur ce qu’elles étaient en droit de revendiquer ou non devant un tribunal. Nous sommes nombreuses, je crois, à revisiter en pensée ce que nous avons vécu, parfois contre notre gré, à l’aune de ces nouveaux savoirs juridiques. Les cas limites et les zones grises s’éclaircissent. Les ressentis désagréables, les souvenirs âcres, les peurs enfouies forment les stigmates d’agissements qui, dans bien des cas, auraient pu être – ou pourraient encore être – considérés comme illégaux. Si tout n’est pas résolu, loin de là, le paradigme a tout de même évolué. Les femmes sont devenues aussi exigeantes que la loi.
Dans la tradition philosophique empiriste, on considère que la connaissance naît de l’expérience. Pour savoir comment une molécule réagit à la chaleur, je chauffe la matière, j’empoigne mon microscope et je note ce que j’observe : à force d’expérimenter, il se peut que j’en tire une loi plus générale sur le comportement des molécules. Il arrive toutefois que dans les affaires humaines, le processus soit inverse. Ce n’est pas l’expérience qui informe la connaissance, mais une connaissance qui modifie l’expérience vécue : le fait d’acquérir un savoir peut transformer la vision que l’on a du monde. Il en va ainsi des agressions sexuelles, du moins dans mon cas. Un baiser forcé m’apparaît aujourd’hui d’autant plus intolérable que j’ai appris, il y a quelques années, que c’était une infraction caractérisée, pas seulement une fantaisie misogyne. À travers la loi, c’est la collectivité qui me protège et reconnaît le préjudice dont j’ai été victime.
Pour beaucoup de femmes, la polémique suscitée par l’affaire Rubiales est insupportable. Bien sûr, il y a l’acte dégueulasse, et le fait que les joueuses soient privées de la joie d’avoir gagné tant les conversations se focalisent sur cet événement. Mais il y a aussi une contradiction fondamentale, qui dépasse la simple résistance opposée par l'agresseur et ses alliés face à la mobilisation des féministes. C’est le refus d’acquérir les mêmes savoirs légaux que les femmes. Car le droit existe déjà, depuis longtemps, même en Espagne. Il n’est même pas question de changer la loi, seulement d’apprendre et de reconnaître que la société espagnole a choisi, par l’entremise d’un vote par une assemblée élue, de pénaliser ce geste intrusif. La force du déni masculin, est-on tentée de penser, vise à empêcher que l’acquisition d’un savoir change l’expérience vécue de l’homme incriminé. Car il se peut que Don Juan soit, sans emphase, un délinquant sexuel."